Forum 2010 pour l’avenir de la démocratie
Discours d’orientation
Adam MICHNIK,
Rédacteur en chef, Gazeta Wyborcza, Pologne
« Mesdames et Messieurs, c’est un grand honneur pour moi d’être ici devant vous et de partager mes réflexions sur les principes et enjeux de la démocratie dans l’Europe d’aujourd'hui. Nous avons entendu le ministre serbe des Affaires étrangères présenter le point de vue de la Serbie sur cette question et je voudrais, à présent, vous donner celui de la Pologne. Je vous dirai pour commencer que, comme l’a affirmé Vladimir Ilitch Lénine, la transformation d’une dictature communiste en une démocratie n’est pas une simple petite promenade le long de la perspective Nevski mais un processus très complexe.
Si nous observons l’ensemble des pays sortis de l’ère communiste, nous voyons les mécanismes généraux et particuliers à l’œuvre. J’avoue que je vous donne ici mon point de vue personnel – notre président de séance a déjà dit beaucoup de choses à mon sujet – le point de vue d’un membre de l’opposition démocratique dans un pays communiste, d’un individu travaillant avec ses amis et collègues. Je n’ai jamais été le chef de Solidarność; c’est notre cher Lech Wałęsa qui en était le chef, mais j’ai été très proche de lui au temps difficile de la dictature. Nous avons subi l’emprisonnement, nous avons vécu dans la clandestinité et nous pensions que la démocratie était une panacée. Or, une fois la dictature tombée, nous nous sommes aperçus que le paradis n’existait pas et que de nouveaux problèmes se faisaient jour.
En Pologne, nous avons beaucoup de sympathie pour l’Arménie. Nous sommes pleinement conscients du parcours semé d’embûches et de tragédies qui a été celui de ce pays pour conquérir sa liberté, tout comme nous comprenons l’histoire de l’Arménie, l’histoire d’un génocide. Nous nous souvenons aussi de la façon dont la société arménienne a, pendant la perestroïka, soutenu le processus démocratique en Union soviétique.
Ceux d’entre nous qui étaient au sein du mouvement démocratique en Pologne avaient une philosophie. Avant tout, la lutte devait être non violente : c’était le plus important. Nous avions étudié de près toutes les révolutions antérieures et parfaitement compris que la violence engendre la violence. Il nous fallait trouver une autre voie et c’était la voie du compromis. Je dirais que nous avons opté en quelque sorte pour le chemin de la liberté emprunté par l’Espagne : de la dictature à la démocratie par le truchement d’un compromis autour d’une table ronde. Notre route vers la démocratie était très compliquée, mais elle aussi est passée par un compromis autour d’une table ronde. Nous nous rendions compte que, dans le contexte de la démocratie, de nombreux pièges nous guettaient déjà.
Tout d’abord, le maître-mot de l’opposition démocratique en Pologne était la solidarité. Les maîtres-mots de la Pologne démocratique sont, en revanche, l’économie de marché, la privatisation et la concurrence. Il est très difficile de parcourir la distance entre solidarité et concurrence.
La classe ouvrière des grandes usines et exploitations industrielles comme les chantiers navals, les mines, etc. a constitué l’élément moteur de la démocratie en Pologne. C’est dans ces chantiers navals et ces usines archaïques que les travailleurs, unis par la solidarité, ont conquis pour nous la liberté grâce à leur lutte, leurs manifestations et leurs grèves. Cependant, dans ces entreprises industrielles, les travailleurs étaient les premières victimes de l’économie de marché vu la grande vétusté des usines.
Prenons l’exemple d’une usine qui fabriquait des bustes de Lénine. A l’époque soviétique, c’était un véritable marché ; chaque directeur, chaque secrétaire du Parti communiste devait acheter un buste de Lénine. Puis le communisme s’est effondré et il n’y a plus eu de débouché commercial pour ce produit. Les ouvriers étaient très qualifiés, comme ils l’ont toujours été. Que s’est-il donc passé alors ? Le marché ayant purement et simplement disparu, il restait une seule alternative : soit restructurer l’usine, soit se déclarer en faillite.
En Pologne, c’est précisément ce qui est arrivé au symbole même de notre mouvement : le chantier naval de Gdansk. Les ouvriers du chantier ne se croyaient pas menacés. Le Président de la République était Lech Wałęsa, le héros du chantier naval. Pourtant, la logique implacable de l’économie de marché a voulu que disparaisse le chantier naval de Gdansk, symbole de la victoire de la Pologne sur la dictature.
Le rôle de l’Etat constitue un autre piège. Au temps du communisme, l’Etat dirigeait le pays et en était responsable. La logique de la démocratie, en revanche, veut que le citoyen soit responsable de toute décision. Pour de nombreux individus, ce fut un choc, car ils avaient été conditionnés par la logique de la dictature. Comment s’adapter à la logique de la vie normale si l’Etat – comme votre propre conseil juridique ou peut-être le directeur d’une prison, votre prison – est chargé de décider où vous allez vivre et ce que vous allez manger ? Dans une démocratie parlementaire et une économie de marché, vous êtes vous-même, en tant que citoyen, responsable de votre propre vie. Un débat a été lancé sur ce point et il est toujours d’actualité : quelle place attribuer à l’Etat, d’une part, et au marché, d'autre part ? En Pologne, nous ne sommes pas encore arrivés au terme de cette réflexion. Quel type d’Etat voulons-nous ? Devons-nous adopter le concept d’Etat ethnique ou d’Etat des citoyens ?
S’agissant du problème des frontières, il n’y a pas, comme vous le savez, de frontières légitimes en Europe. Toutes les frontières sont le résultat de la seconde guerre mondiale, de Yalta, des Pactes de Staline, d’abord avec Hitler, puis avec nos émissaires, avec Roosevelt, etc. S’il n’y a pas de frontières légitimes, alors le choix qui s’offre à nous est le suivant : soit nous modifions les frontières, soit nous les ouvrons.
Nous nous rappelons tous ce qui s’est passé en Europe après la chute du communisme : ce qui s’est produit dans le Caucase et à Sumgait ; nous nous souvenons de la Yougoslavie et des Balkans ; nous nous souvenons de la Transylvanie et de la dissolution de la Tchécoslovaquie. Dans tous les pays membres de l’Europe, nous avons craint, nous aussi, d’être soumis à la balkanisation au pire sens du terme. En fait, je crois qu’en tant qu’Européens continentaux, notre plus grand succès a été de ne pas penser comme Milosevic en Serbie, par exemple, mais de réfléchir à la façon dont nous pourrions unir nos forces et engager le dialogue entre nous. Je crois que, pour la première fois dans l’histoire de mon pays, nous ne sommes pratiquement en conflit avec aucun de nos voisins. Si nous nous tournons vers le passé, nous constatons que l’histoire de la Pologne est marquée par des conflits avec pratiquement tous nos voisins : avec les Lituaniens, les Ukrainiens, les Russes, les Allemands, les Tchèques. Je crois qu’aujourd'hui, enfin, la hache de guerre est pour ainsi dire enterrée.
Il y a aussi la question des minorités ethniques. En Pologne, le problème n’avait jamais été réglé ; c’était comme une plaie ouverte. A présent, ces tensions sont plus ou moins apaisées. Il reste encore, bien sûr, des problèmes car, depuis l’effondrement du communisme et de l’idéologie communiste, tous nos pays cherchent une nouvelle identité.
Je considère que le nationalisme ethnique autoritaire est le dernier stade du communisme. Nous l’avons vu en Serbie et ailleurs. Quelle sera notre nouvelle identité ? Telle est la question qui reste sans réponse dans tous nos pays. Que constatons-nous en Pologne, par exemple ? Dans la société polonaise, compte tenu de l’état d’esprit fortement marqué d’autoritarisme postcommuniste qui l’imprègne, il y actuellement un débat houleux sur la place de l’église et de la religion catholiques dans la vie du pays. Maintenant que tout le dogme marxiste-léniniste a disparu, les gens cherchent de nouveaux dogmes. Cette idéologisation et politisation de la religion se produit dans mon pays, mais aussi, je crois, en Russie. Le débat est déjà engagé sur ce point en Russie et se poursuivra assurément.
Nous avons fait, en réalité, un autre choix. Après la chute du communisme s’est développé le « concept de la troisième voie » qui consiste à n’opter ni pour l’Est ni pour l’Ouest mais pour le développement de l’Union européenne. Aujourd'hui, dans notre pays, c’est même une garantie du respect des droits civils. Cependant, beaucoup de personnes disent : « Qu’êtes-vous en train de faire ? C’est la fin de notre indépendance nationale. De nombreuses générations ont lutté pour l’indépendance du pays et qu’est-ce que vous en faites ? Après Moscou, vous nous inféodez à Bruxelles. Quel affront ! » Oui, d’une certaine manière, c’est la fin de l’idée traditionnelle d’indépendance.
Pourquoi donc y suis-je favorable ? Regardez la Russie et regardez ce qui arrive là-bas. Le pays est passé de la perestroïka et des problèmes qu’elle avait auparavant à l’idée d’une démocratie souveraine. Qu’est-ce que la démocratie souveraine en Russie ? Que signifie-t-elle ? Elle signifie que le gouvernement a le pouvoir souverain de mettre tous ses opposants en prison et qu’il n’y a pas d’Union européenne pour l’en empêcher.
En ce sens, l’idée de démocratie souveraine est une idée antieuropéenne contraire à toutes les valeurs européennes. C’est pourquoi toute personne qui préfère vivre non dans une démocratie souveraine mais dans une démocratie normale où nos droits civils sont garantis par la loi et pas seulement si tel est le bon vouloir du gouvernement et du président, doit aussi être en faveur de l’Union européenne.
La dernière fois que je me suis rendu à Moscou, on m’a posé la question suivante : « Avez-vous un régime démocratique en Pologne ? », j'ai répondu par l’affirmative. « Pourquoi ? » m’a-t-on demandé. « Parce que », ai-je répondu, « lorsque des élections présidentielles sont organisées, nous ne savons pas jusqu’à la dernière minute qui sera président ». J’ai également dit à ces personnes qui m’interrogeaient qu’elles pouvaient certainement penser à un pays où tout le monde sait qui sera président un mois avant les élections, en précisant que, bien sûr, je voulais parler de l’Ouzbékistan. C’est le problème de la Russie et c’est un défi pour la démocratie. A mon sens, la Russie n’est pas un pays démocratique car il n’y a pratiquement aucun choix démocratique possible en Russie. Certes, le pouvoir en place n’est pas comparable à l’ancien régime criminel stalinien assoiffé de sang. L’autoritarisme russe est à présent très libéral et la Russie est aujourd'hui à la croisée des chemins. La situation, quand on l’observe de Varsovie, ne laisse pas seulement entrevoir des pièges et des dangers, mais aussi des perspectives encourageantes pour l’avenir.
Je tiens à évoquer deux autres aspects concernant la question des jeunes démocraties. Il est manifestement difficile de choisir une ligne d’action si l’on considère tous les problèmes que nous avons eus par le passé, au cours de notre histoire. Nous l’avons constaté dans différents pays en butte à des problèmes qui existaient avant la communisation et à des problèmes de politique intérieure et extérieure. Il n’y a pas de recette unique pouvant s’appliquer à tout.
Personnellement, j’estime que le plus grand triomphe de l’Union européenne, c’est quand, après la seconde guerre mondiale, les Français et les Allemands ont déclaré que, certes, ils avaient été des ennemis mortels, mais qu’à présent, ils devaient s’unir. Ce fut une révolution européenne, la révolution européenne la plus réussie en Europe car elle était constructive, ne se mobilisant contre personne mais pour quelque chose. J’estime qu’une telle possibilité s’offre à tous : « Nous avons de très bonnes relations avec l’Allemagne, nous aurons aussi de très bonnes relations avec la Russie qui a, du reste, pris des initiatives très intéressantes et importantes, concernant, par exemple, le massacre de Katyn. A ce propos, il y a de bonnes raisons, je crois, d’espérer une évolution positive mais, bien sûr, il existe encore de terribles contentieux historiques comme celui qui oppose l’Arménie à la Turquie. Néanmoins, la décision du Président arménien de rechercher le dialogue et l’entente avec la Turquie, malgré tous les problèmes, est une démarche très constructive.
Où donc est le problème ? Dans la faiblesse de la société civile. Deux forces exercent réellement le pouvoir : les nouveaux oligarques et les services de renseignement d’hier et d’aujourd'hui. Je pense que, dans ce domaine, nous n’avons pas fini de connaître des problèmes. Si nous considérons la Russie et l’Ukraine, nous nous apercevons que des questions très complexes mettent en danger la construction démocratique. Cela dit, la corruption n’est pas un problème auquel les jeunes démocraties d’Europe de l’Est sont les seules à se heurter.
Si nous examinons ce qui se passe en Europe occidentale, nous voyons que nous sommes face au même type de choix entre la démocratie souveraine de Poutine et la démocratie souveraine, qui n’est pas encore heureusement pleinement réalisée, de Berlusconi. Poutine et Berlusconi représentent bien, l’un et l’autre, les dangers qui guettent la construction démocratique en Europe. Dans le cas de Poutine, le parcours suivi va des services de renseignement à la puissance de l’argent, puis aux médias, en passant par le pouvoir de l’Etat. Dans le cas de l’Italie, c’est dans l’autre sens que le parcours s’est effectué, de la puissance de l’argent au pouvoir de l’Etat, en passant par les médias.
Il n’y a pas très longtemps, dans la ville russe de Iaroslavl, c’était la première fois que j’entendais le Premier ministre Berlusconi faire une déclaration d’une telle franchise ; voici à peu près les propos qu’il a tenus : « Mais bien sûr que la démocratie existe en Russie. Je le sais parfaitement puisque c’est mon ami Vladimir Vladimirovich Poutine qui me l’a dit. Il ne fait donc aucun doute que la Russie est un pays démocratique ! Nous avons aussi la démocratie en Italie, mais elle n’est pas encore arrivée à son plein développement. Il y a encore les juges et les tribunaux qui posent problème. Voilà le hic ! »
Je dirais que la nécessité d’une modernisation ne peut échapper à personne vu les appels constants à s’y atteler. Nous avons, en effet, besoin d’une modernisation, tant en Russie qu’en Europe. Mais qu’entendons-nous par « modernisation » ? Au fond, mes amis russes ne le savent pas. Est-il possible de se moderniser sans démocratie, sans droits de l'homme ? C’est bien là le hic.
Pour finir, je quitterai l’Europe pour aborder la Chine. C’est la grande question : le projet chinois est-il viable ? Peut-on assurer la croissance économique et une bonne qualité de vie sans liberté, ni démocratie ? Je suis ravi que le Parlement norvégien ait attribué le prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo, philosophe et écrivain chinois qui défend la liberté de pensée et les droits civils. Je me suis rendu en Chine où j’ai eu la chance de rencontrer Liu. Je pense que la Chine aussi est sur la voie de la démocratie, malgré ses dirigeants communistes. Je rends hommage au Parlement norvégien, même si la Norvège n’est pas encore membre de l’Union européenne.
Je vous remercie de votre attention.